samedi 15 août 2020

Aigue belle

Texte écrit pour le journal des étudiants "Krataegus" de l'ENSP dont le mot à illustrer cet été est Thébaïde.







 « Pour se donner, il faut s’appartenir » 

Élisée Reclus



« L’eau vive est à jamais au temps présent, un état que nous évitons assez douloureusement. »

Jim Harrison (En marge)





Thébaïde.


C’est une sensation éprouvée dans un paysage, où se rendre régulièrement permet d’en saisir les changements.

Les siens comme les nôtres.

Un jalon pour prendre la mesure du temps et de la vie. 


avec la complicité du vent


Avoir la thébaïde serait par extension un sentiment confus mais qui s’éclaire et devient limpide dans certaines situations vécues. Des instants fugaces qui nous disent : 


        oui, c’est bien toi ; tu es vivant ; tu es là.


Un moment d’appartenance au monde.

Comme boire l’eau qui sourd après avoir eu soif. 


j’y vais





En juillet 2018, nous avons décidé avec un ami d’aller courir la crête du Blayeul, au nord de Digne-les-Bains dans les Basses- Alpes. 


De profil, c’est un long plan incliné de vingt kilomètres du Sud au Nord, qui part de 650 mètres - à la confluence du Bès et de la Bléone - pour finir à à 2200 mètres d’altitude. 

Partis tôt le matin, mais ayant mal estimé la distance et nos réserves d’eau, nous avons sagement décidé au 2/3 de couper court et de descendre tout droit vers le Vieil Esclangon par le ravin de Champ Long.  Sept cent mètres de dénivelé sur un peu plus d’un kilomètre. 



En bas nous attendait le vallon d’Aigue Belle et sa promesse.

La descente fut difficile : exposée dans un four solaire, longue et sans eau, terminée dès les premières pauses car nous croyions-voulions distinguer le cours d’eau en contrebas ; « et au pire, Esclangon est a deux kilomètres » ai-je lancé à Stéphane, plein de confiance dans le toponyme d’Aigue Belle. 


La pente est un sablier de pierres épais, tantôt mouvant et ludique, puis soudainement superficiel, cachant un sol dur et glissant. La montagne s’écroule et ses calcaires argileux qui éclatent en pierres saillantes ne deviendront probablement jamais des galets. Ces milliers de mètres cubes sont charriés par les eaux et les nombreuses avalanches qui dévalent tout l’hiver par le même versant que nous, qui arrivons en bas secs et valdingués tels les cailloux colorés qui tapissent le lit du ravin.


Nos corps réclament de l’eau, et passée une première déconvenue, la promesse est tenue : elle jaillit des argiles rouges qui tapissent les berges verticales. 

Une eau belle, fraiche, abondante. Quel plaisir intense dans cet instant de boire la vie. Pourquoi alors aller plus loin ? 






Dans cette rivière minérale épaisse, l’eau fait des apparitions en pointillés, au gré des seuils souterrains. Les troncs écorchés témoignent également de la violence des phénomènes gravitaires.


Cette vallée est hostile.


Deux chevreuils s’échappent d’un petit groupe de pins sylvestres accrochés à une ancienne berge. Nous y dégageons un plan moussu pour notre bivouac. Ablutions, feu de camp, soirée joyeuse au temps suspendu dans nos hamacs. 

Nous nous endormons.

À 3h, nous sommes réveillés par des éclairs, le tonnerre et une pluie violente. 


Il faut partir. Vite.


Les sacs sont prêts, la levée est rapide et nous voici sous l’orage dans la descente à la frontale. La rivière s’est teintée de rouge, elle gonfle et nous pousse sur ses berges quand soudain nos lampes puissantes n’éclairent plus que le noir et la pluie verticale : le vide ! Nous sommes coincés : une chute devant et l’eau qui gonfle derrière. 

Sans hésiter, après un point carto, nous rebroussons chemin jusqu’à la première pente raide et boisée en direction de Pierre Guerdis. Elle nous permettra de contourner la cascade (qui ne figure pas sur la carte) dans un long détour circulaire pour rejoindre Esclangon par le ravin du Serre. 


Après d’autres péripéties, nous retrouverons notre point de départ à la confluence. Il est 6h du matin. Nous sommes fourbus, habités d’images et émus d’être revenu d’un lieu d’usure de la terre où la gravité interdit toute résidence. 


Un lieu où nous serons toujours passagers.


2019. J’y retourne avec mon fils de 15 ans, en faisant le chemin inverse. Arrivés au pied de la cascade, nous faisons le même contournement, mais bien plus court. Plus haut, je ne reconnais pas l’endroit. Le bosquet de pins où nous avons dormi avec Stéphane a été emporté ainsi que l’ensemble de la berge, sur une centaine de mètres. Une belle épaisseur de cailloux s’est déposée à la place, sans mousse. Nous avons trouvé plus haut un gros pin trapu pour tendre nos hamacs. 



C’était intense de partager cela avec lui. Progresser hors sentier suppose l’abandon d’une partie de son être *, l’ouverture des sens à d’autres signes. L’instinct reviens vite, il est frais comme l’eau de la Terre que nous boirons ensemble.


Au retour, il trouvera un passage direct à la cascade, en longeant une vire sur quelques mètres.





J’y suis retourné cette année, post confinement #1, pour remonter encore plus haut la vallée jusqu’à une forêt de demoiselles coiffées, impressionnantes de verticalité et d’équilibre dans ces obliques instables. Le pin trapu avait disparu. Je n’ai -de nouveau- rien reconnu sinon les sommets qui me servent de repères, entre les Ajustats et la Baisse de Constant, notamment une bosse ronde qui marque le point de départ de notre descente initiale depuis la crête par Champ-Long.

Je décide d’y retourner tout les ans, tant la force sauvage que dégage ce lieu remet mes pendules à l’heure, permet de prendre la mesure ; me donne la thébaïde.


Rémi Duthoit, à Forcalquier , Août 2020.




* « Dès que l’on quitte les terrains défrichés, ou un sentier, ou une route, lorsqu’on sort d’un endroit taillé, labouré ou dessiné par un être humain pour passer dans les bois, il faut laisser derrière soi une partie de son être. C’est cette perte soudaine, me semble-t-il, davantage que la difficulté de marcher dans les broussailles, qui retient si fort les gens sur les sentiers. Dans les bois, il n’y a pas de droit chemin, pas de piste à suivre sinon la loi de ce qui pousse. Il faut laisser derriere soi l’idée que tout va droit. Regarder simplement autour de soi. Voila comment sont les choses.»  Louise Erdrich / Ce qui a dévoré nos cœurs. 



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